Beau temps, belle-mère : le suspect. [M][X]

Le port de Tratrankal était illuminé par un soleil radieux, et une forte brise marine gonflait les voiles des navires qui y transitaient.
Un temps magnifique, en somme.
Il faisait tout de même près de zéro degré.
C'était la fin de l'après-midi et les dockers commençaient à relentir la cadence, quand un grand cheval gris portant un couvre-reins d'un noir de jai arriva au petit galop sur l'esplanade principale. Sa cavalière, une voleuse de notre connaissance emmitouflée dans une cape étrangement élégante qui dissimulait ses dagues et son épée qu'elle avait suspendue au côté, se redressa, et sa monture ralentit progressivement pour finalement s'arrêter devant le poste de contrôle des docks.
Elle mit pied à terre, et le vent fouetta son visage, lui rappellant un sauvetage acrobatique qui avait eu lieu ici il y a quelques temps.
Elle attacha sa monture auprès de celles des contrôleurs et se dirigea vers un des contremaîtres. Se présenter en tant qu'enquêtrice pour le compte des Unseelies n'était sans doute pas une bonne idée, aussi elle avait pris soin de se préparer une fausse identité.

" Bonjour. Eithne Nera, assistante notaire à Tirn Ail. Je cherche le marin Petro Liziane, mon maître étant l'exécuteur testamentaire de feu sa belle-mère. Il y a quelques formalités supplémentaires à régler au plus vite. Pouvez vous me conduire à lui ? Il est, à ma connaissance, propriétaire d'un bateau en réparation, dit-elle de sa voix la plus monocorde.
_ Mouais. Suivez moi, répondit-il après un instant de réflexion.

Il se dirigea vers a partie du port réservée aux bateaux en cale sèche. Là, il lui désigna une toute petite goélette autour de laquelle un homme s'activait mollement.
_ Petro, appella le contremaître, Petro !

Le marin ne lui prêta aucune attention. Le contremaître fronça les sourcils et allait appeller à nouveau quand la voleuse lui fit signe de se taire.

_ Merci de m'avoir mené jusqu'à lui. Je peux me débrouiller, maintenant.

L'homme haussa les épaules, tourna les talons et s'en fut. Recomposant son air le plus austère, Darsha s'avança vers l'homme sans un bruit et, arrivée juste derrière lui, prit la parole :

_ Monsieur Liziane. Eithne Nera, assistante notaire à Tirn Ail. Je viens régler quelques formalité au sujet de l'héritage laissé par feu votre belle-mère."

Petro le marin

Petro le marin était partie tôt de la maison, ne supportant pas l'ambiance tendue régnant sur ce qui avait été "son nid d'amour". Depuis que sa belle-mère était morte, le comportement de sa femme avait brusquement changé envers lui.

"Petro ! Petro !"

Plongé dans sa morne réflexion, le marin ne réagit pas aux appels de son marin. Déposant une lourde caisse au sol, il se redressait lorsqu'une voix s'éleva dans son dos. Sursautant, il se tourna vers un étrange personnage vêtu d'une cape sombre. Son visage dur lui rappela sa femme.

"Assistante de notaire...?" Répéta t-il comme encore un peu sonné.

Son regard vague s'était quelque peu éclairé. Il lui fallut cependant plusieurs minutes pour saisir toute l'importance des paroles de l'étrange nouvelle arrivante. Quand cela fut fait, il se laissa tomber sur la caisse qu'il venait tout juste d'amener, se prenant la tête entre les mains.

"L'héritage hein... J'ai suffisamment de problèmes avec ma femme ! Qu'est-ce qu'il y a encore ?"

La voleuse considéra l'homme. A première vue, il n'avait pas l'air de quelqu'un d'agressif ou de sanguinaire, c'était déjà ça. Il semblait plutôt tracassé - ce qu'il confirma d'ailleurs en évoquant ses problèmes avec sa femme. Elle retint ce détail, ce pourrait être utile.

"Et bien, vous n'êtes sans doute pas au courant, mais mon maître est l'exécuteur testamentaire de votre belle-mère. Responsable de la correcte répartition de son héritage, donc. Sans plus de cérémonie, je vous annonce que vous et votre femme êtes les bénéficiaires de la totalité de cet héritage, et que vous pouvez le toucher dès maintenant en lingots de berylium. Voilà qui devrait - elle jeta un oeil au bateau - vous réjouir, non ?"

Elle fit une pause, attendant sa réaction. Elle ne mentait pas sur tout la ligne, cependant. L'assistante notaire dont elle avait usurpé l'identité appartenait effectivement au cabinet dont dépendait l'héritage de la belle-mère. Quand aux formalités, elle n'avait aucune idée des usages, mais s'en souciait peu.

"Au fait, dites moi, comment votre regrettée belle-mère est-elle décédée ? Et votre femme, n'est-elle pas trop ébranlée par le choc émotionnel qui en a résulté ?" Demanda-t-elle en articulant nettement les doubles consonnes.

Petro le marin

Petro ouvrit de grands yeux surpris devant l'ampleur de telles informations. Se redressant, il fixa la jeune femme d'une expression familière au poisson avant de se reprendre.

"En lingots ! Il est si important que cela ? La vieille disait toujours qu'elle n'avait pas de quoi vivre et elle venait souvent nous demander de l'argent..."

Surprenant le coup d'oeil de l'assistante du notaire sur son vieux rafiot, il se raidit à l'évocation de sa femme et de la mère de celle-ci. Fronçant des sourcils devant cette curiosité, il bougonna :

"On l'a retrouvé inanimée dans la cuisine de l'appartement alors que ma femme l'avait invité chez nous. Selon les enquêteurs elle se serait assommée. Ernesta est profondément choquée. Elle ne m'a plus adressé la parole depuis. Vous voulez peut être connaître la couleur de mon caleçon aussi ? Vous ressemblez à ces renards d'enquêteurs !"

Petro scrutait le visage de l'assistance. Elle lui paraissait quand même bien jeune cette inconnue...

La prétendue assistante notaire se redressa, ressera les pans de sa cape autour d'elle et toussota d'un air austère. Bien sûr qu'elle posait des questions, mais elles n'étaient pas aussi indiscrètes que...ça...

"Dans mon métier, monsieur, il est nécessaire de savoir un minimum de choses sur les affaires de mes clients, surtout si c'est leur décès qui entraîne mes déplacements. Les notaires sont les secrétaires de la justice, comme dit mon maître.
Mais, évidemment, si vous n'avez pas besoin de nos services, je peux reporter l'examination de cet héritage, j'ai des affaires bien plus importantes à traiter.
Oui, il est assez important, votre femme ne vous a pas mis au courant ?
Votre belle-mère était prévoyante apparemment : tout ce qu'elle économisait sur votre dos vous revient après sa mort. Mais n'imaginez pas non plus des montagnes de lingots.
Bien, à vous de décider : dois-je rentrer à mon bureau et repousser l'affaire, ou me rendre chez vous afin d'informer votre femme ?"

Petro le marin

Petro fronça des sourcils devant la réplique interminable de l'assistante du notaire. Se relevant, il quitta sa caisse pour lancer un regard profondément agressif à la dénommée Eithne Nera. Le marin était particulièrement grand, taillé pour résister aux impétuosités de la mer. Et donc particulièrement impressionant.

"Allez donc informer ma femme. Je vous laisse le plaisir de faire sa connaissance. Vous règlerez avec elle ces problèmes. J'ai d'autres soucis plus important à régler que la mort d'une bonne femme et sa prétendue pauvre pension qui me tombe sur les bras.
Ernesta est à l'appartement. Vous la trouverez dans les habitations du quartier. Bon vent à vous madame !"

Et sur ces quelques mots jetés, il reprit sa tâche sans porter plus d'attention à la jeune femme, paraissant plus ennuyé encore qu'il y a quelques minutes, comme le dénotait le froncement nerveux de ses sourcils.

De deux choses l'une : ou cet homme était un excellent comédien, ou il se fichait réellement de cet héritage comme de son premier Zéphyr. S'il avait vraiment été avide d'argent et avait tué sa belle-mère dans l'unique but d'en récupérer, il aurait dû être un peu plus enthousiaste. Sans doute pas autant qu'intérieurement, mais un ç'aurait été visible.
Et visiblement, cette nouvelle ne l'intéressait pas plus que ça. Il était plus ennuyé et énervé à l'idée d'autres problèmes à cause de ce décès qu'impatient de récupérer l'héritage.
Innocent et réaliste ou coupable et prudent. Darsha mémorisa ces deux options, puis adressa un bref salut - qu'elle soigna afin qu'il parût aristocratique - au marin.

"Bon vent à vous et à votre reine des quais. Et si nous nous recroisons, ne me prenez plus pour un 606*..."

Sur ces paroles qui ne manqueraient pas d'étonner le marin - pour une notaire...- elle tourna les talons et sortit du port.

*Expressions du language marin : reine des quais = un bâtiment qui ne navigue pas souvent ; prendre quelqu'un pour un 606 = prendre quelqu'un pour un jambon ~ une quiche