Sa grâce Baschtt'Ophalish El Teodoras...etc. [V]

Yvan n'était pas de ces personnes qui aimaient à marcher dans le plus grand des silences. Son but n'était pas de passer inaperçu mais, au contraire, de se faire remarquer de tous. Aussi ne portait-il que des chaussures dont la semelle claquait avec justesse sur le sol, peu importe la matière en laquelle il put être. Certes, ce n'était pas pratique pendant les assassinats ou toute autre mission demandant des capacités de camouflage importantes. Mais là n'était pas le problème, Yvan n'effectuait jamais ce genre de travail.

En fait, depuis sa naissance, il n'avait jamais eu de pareil devoir. Il serait resté à la maison familiale que cela n'aurait pas changé. Après tout, un noble n'avait pas à effectuer les missions lui-même. Il avait toujours quelques personnes à qui les déléguer. Faire couler le sang de ses adversaires n'était pas sa priorité. Au contraire, un noble ne combattait pas avec des armes mais avec des mots.

Les mots étaient redoutables. Leur apparence n'étant pas aggressive, personne ne s'en méfiait jamais assez. Pourtant ils servaient à manipuler. Une discussion pouvait changer le cours des choses si elle se trouvait être parfaitement maîtrisée. Il suffisait de justesse, de bonnes habitudes et d'une bonne analyse pour parvenir à ses fins sans avoir eu besoin de passer par la force.

Oui, les mots étaient de bien belles armes. Mais Yvan n'avait jamais respecté véritablement les règles de noblesse dans ce domaine. Aussi avait-il déjà combattu, quelques gueux pensant pouvoir s'attaquer à lui, et y avait-il pris plaisir. Il se savait débutant et manquant d'une importante expérience. Aussi pouvait-on dire que le combat restait l'une des rares qualifications où son humilité demeurait un tant soit peu. Parfois même, quelques guerriers sages à la force certaine avait su attirer son respect. Ce qui n'était vraiment pas une chose de gagnée avec quelqu'un comme Yvan.

On aurait pu alors se demander ce que ce bleu faisait en ces murs. Pourquoi donc désirer rejoindre les rangs armés de la Déesse s'il ne s'agissait pas là d'une de ses spécialités ? Mais parfois les objectifs dérivaient des capacités. Il n'avait pas été formé pour le combat ? Qu'à cela ne tienne, il était près à apprendre. Même si pour cela il lui fallait servir un maître d'armes. Tant que celui se révélait digne de son titre, cela ne lui était pas impossible.

"C'est pour toi que je le fais, Sara."

Finalement ses pas le guidèrent jusqu'à une porte aux doubles battants tout aussi impressionnant que ceux de l'entrée principale. Ne marquant aucun hésitation, il les poussa de quelques centimètres, juste le strict nécessaire qu'il lui permettait d'entrer -et Nyx sait qu'il ne lui en fallait pas beaucoup,...
...pour se figer.

Quand on parlait du loup...

Comme par habitude, la Déesse se tenait debout, appuyée contre la pierre froide de la table ronde, seul monument de la pièce étrangement vide. L'être divin aurait pu paraître dans ses pensées, à fixer aussi intensément le plafond tout aussi gris et vide que ses confrères murs et sol. Mais il en était tout autre.
La vérité est que Nyx veillait à ce nouvel arrivant. Depuis son entrée sur les landes, jusqu'à maintenant, elle n'avait pas relâché une seule fois sa surveillance sur le jeune homme. Un jeune homme qui n'était pas le plus simple des fidèles. Non, il s'agissait d'un membre de noblesse. Et cela décidait naturellement de son importance. Un tel élément dans sa faction valait son pesant d'or.

Mais Nyx était aussi curieuse de nature. Ce jeune Héritier de noblesse qu'elle ne connaissait pas, elle s'était amusée à retracer son parcours et son histoire. Une petite enquête insidieuse qui avait commencé par ce nom : Baschtt'Ophalish El. L'une des plus importantes branches nobles des vampires. Une famille qui lui avait juré fidélité depuis des siècles et dont l'importance n'avait que quelques rares égals.
Cette découverte l'avait satisfaite.

"Tu es vraiment très spécial. Et tu en parfaitement conscience, n'est-ce pas ? Baschtt'Ophalisch El Teodoras Ivanoschk..."

La voix de la Déesse s'était élevée à l'entrée du jeune vampire. Celui-ci posa sur elle son regard avec réflexe. Un regard d'un très beau violet, il fallait l'avouer. Mais cela n'était pas ce qui importait le plus à Nyx. Et elle continua ses paroles, ne laissant pas l'occasion au nouvel arrivant de la couper.

"Je suis contente de te compter parmi mes guerriers, jeune Héritier. Je suppose que ta capacité principale n'est pas de porter le fer, loin de là. Tu sauras cependant trouver maîtres compétents en ma forteresse. Ils ne manquent pas, crois moi !
Aussi je compte sur toi en tant que Pilier du Droit. Je ne suis pas là pour t'expliquer le rôle de cette fonction, tu le sais sûrement déjà. Le sang noble qui coule en tes veines accomplira le devoir dont t'honore ce statut. Je n'en doute pas une seule seconde. Tu deviendras l'un des visages les plus éminents de cette faction.
Pourquoi ne pas délaisser ta vengeance pour de plus nobles idéaux ? Tu n'as pas besoin de cela, tu tiens déjà une bonne partie de tes désirs en main. Il te suffirait de peu pour t'assurer une puissance politique certaine. Pourquoi t'ennuyer avec un pareil objectif que le tien ?"

Nyx s'était finalement assise sur le rebord de la table. Balançant ses jambes dans le vide ingénument, ce qu'elle n'était pas, elle plongea son regard clair innocent dans celui de son interlocuteur. Un petit sourire avait étiré le coin de ses lèvres.
Avec curiosité elle attendit sa réponse.

Tout le long du discours de la Déesse il était resté muet. Oui, muet de stupeur, lui. Muet de stupeur et respectueux. Devant cette femme il s'était senti le plus simple des êtres. Le plus ridicule et le plus faible. Comment une telle apparition pouvait-elle déclencher en lui des sentiments qu'il n'avait jamais connu jusque là ? Il n'en avait aucune idée. Par sa simple présence, par cette simple rencontre, d'une phrase elle avait su s'imposer à lui, s'accorder sa fidélité.

Il y avait eu d'abord l'apparence, la première étape d'une rencontre. Nyx était sur ce point des plus banales. Elle était une femme fort belle, certes. Mais toute sa divinité se concentrait dans son aura et la prestance impitoyable qu'elle lui accordait. Et surtout, elle était effrayante. Même ainsi assise, à le regarder de ses yeux clairs les plus enfantins, il ne pouvait ignorer la fureur et la destruction qui se dégageait d'elle. Sa simple vue était un champs de ruines.

Puis il y avait eu ses paroles. Le ton n'était ni froid, ni glacial. Il était le plus banal de tous. Il ne dégageait rien. Ni bêtise, ni sagesse. Son discours n'en avait pas paru monotone. Au contraire, elle s'était rapidement assurée son attention de quelques mots. Et s'il avait senti l'orgueil à nouveau poindre, un étrange sentiment avait fini par l'étreindre. De plus en plus fort. De plus en plus présent.

Cette femme, pardon, cette Déesse, il la respectait. Il se sentait prêt à accomplir n'importe quelles tâches qu'elle aurait pu lui assigner. Peu importe les conséquences. Et devant elle il se sentait complètement soumis, à ses pieds. Pourtant... Pourtant une étrange colère l'avait traversé alors qu'elle lui intimait d'abandonner sa vengeance. Comment l'avait-elle su ? Peu importait. Elle était Déesse. Mais un nom, un seul s'était imposé à son esprit.

"Sara."

Il avait éclaté.

"Nyx, grande des grandes, suprême entre toutes, vos paroles sont peut être sages, mais moi je suis fou ! Je suis prêt à recevoir n'importe lequel de vos ordres et à l'appliquer, cependant je ne peux accepter celui-ci. Mon âme entière repose sur cette vengeance. Peu importe qui, Roi, Dieu, l'Existence même, mon choix est fait. Je ne reviendrai pas dessus ! Et moi-même je ne pourrai jamais vivre en paix en sachant que ceux qui méritent la Justice et y ont pourtant échappé, rient peut être à cette heure-ci ! Le prix à payer, tout aussi important qu'il le saura, ne me fera pas reculer !"

Yvan se tut finalement. Il se rendit alors compte qu'il était haletant. La colère sourde lui avait fait déclaré sa tirade d'un souffle seul et unique. Jamais pareille chose ne lui était arrivé jusqu'ici. Rage aussi forte qu'elle put être n'avait jamais fait fléchir son esprit. Il avait toujours su se maîtriser, même en la présence des tueurs de Sara. Mais ici et maintenant, les paroles lui avaient échappé. Elles avaient été flot incontrôlable, torrent de venin...

Il se sentait étrangement bien.

Contre toute attente, ce fut un rire qui secoua la Déesse. Ne luttant pas contre, Nyx laissa son fou rire éclatait dans la salle pour résonner sur la dure pierre froide et s'y répercuter en de multiples échos. Combien de minutes resta t-elle à rire ? Cela n'avait pas grand importance. Ce qui était intéressant par contre, était le regard stupéfait du jeune Héritier. Joli expression...
Elle se reprit finalement sans pour autant quitter son sourire amusé. Délaissant son expression ingénue pour une certaine fierté qu'elle n'expliquait pas vraiment. Sûrement que cela était le sentiment qu'une mère pouvait ressentir pour ses enfants. Après tout, n'était-elle pas leur mère à tous ? Non. Elle était bien plus que cela encore.

"Soit. Tant que ta détermination est forte, je suppose qu'il ne peut pas y avoir de mal à atteindre ton but. Puisse juste l'ombre te guider jusqu'à lui et ne pas t'abandonner entre temps... Ce serait dommage."

Finalement elle se laissa glisser, ses pieds rencontrant à nouveau le sol. S'étirant de toute sa hauteur, elle resta ainsi quelques instants silencieuse pour reporter toute son attention sur Yvan. Bien sûr, pas un seul instant elle ne délaissa son sourire en coin ni la flamme amusée qui brillait dans ses yeux.

"Je te laisse t'installer alors. Fais donc comme chez toi. Mes Unseelies sont parfois un peu belliqueux, pardonne-les. A vivre dans ce château ils en oublient parfois les règles. Mais je compte sur toi pour t'occuper de cela, en tant que Pilier du Droit."

Et un clin d'oeil ! Un !
D'ailleurs il sembla à Nyx que le vampire arborait une moue dépitée devant cette réaction purement joueuse. Etrangement, il lui sembla aussi qu'elle ne verrait pas de si tôt une telle expression à nouveau sur le visage d'une beauté froide d'Yvan. Ou d'ici un bon millénaire, qui sait ?
Le fait est, qu'après un simple signe de tête respectueux, le jeune Héritier tourna le dos pour quitter la salle, refermant dans un grincement les battants de la porte derrière lui. D'ailleurs Nyx devait avouer qu'elle était un peu déàue de son manque de réaction. Ma foi ! A chacun sa spécialité ! Et se laissant aller à quelques petites rêveries, une pensée traversa alors subitement son esprit.

"Il faudrait huiler à nouveau les gonds de cette porte..."